201606.28
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Retard de vol : la fin de la résistance des juges français à la jurisprudence Sturgeon

16[1]La règle dégagée de manière assez inattendue par la Cour de Justice de l’UE dans son arrêt Sturgeon et accordant une indemnisation forfaitaire aux passagers aériens en cas de retard à l’arrivée de trois heures ou plus a créé un vif émoi au sein des compagnies aériennes.

En 2009, dans la retentissante affaire Sturgeon (CJUE 19 novembre 2009 C-402/07 et C-432/07 Sturgeon et al. c/ Condor et al.) la Cour de Justice de l’UE a décidé d’assimiler aux passagers de vols annulés les passagers retardés, accordant à ces derniers le droit à indemnisation de l’article 7 du Règlement CE n°261/2004 du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) n°295/91.

Notons qu’aucune disposition du règlement ne prévoit expressément l’indemnisation des passagers aériens en cas de retard. Le retard d’un vol ne confère, d’après le règlement, qu’un droit à assistance. En effet, l’article 6 sur les retards n’opère aucun renvoi à l’article 7 qui énonce le droit à indemnisation. D’où seuls l’annulation d’un vol (article 5) ainsi que le refus d’embarquement (article 4) ouvrent éventuellement droit à indemnisation en application de l’article 7 précité. Le législateur communautaire avait décidé de distinguer deux situations : le retard et l’annulation, et donc de prévoir deux régimes distincts.

En fait, l’indemnisation des passagers aériens en cas de retard est contenue à l’article 19 de la Convention de Montréal (ou le cas échéant l’article 19 de la Convention de Varsovie). Dès lors en cas de retard, l’indemnisation du passager devrait être allouée exclusivement au regard du droit international à avoir, pour les litiges en relevant, au regard de la Convention de Montréal, à laquelle l’UE a d’ailleurs adhéré !

La position du législateur communautaire rappelée plus haut était donc parfaitement cohérente à cet égard.

Néanmoins, dans un élan de protection du passager aérien et au nom de l’égalité de traitement, la Cour de Justice de l’UE a décidé dans l’affaire Sturgeon précitée que :

« les articles 5, 6 et 7 du règlement n° 261/2004 doivent être interprétés en ce sens que les passagers de vols retardés peuvent être assimilés aux passagers de vols annulés aux fins de l’application du droit à indemnisation et qu’ils peuvent ainsi invoquer le droit à indemnisation prévu à l’article 7 de ce règlement lorsqu’ils subissent, en raison d’un vol retardé, une perte de temps égale ou supérieure à trois heures, c’est-à-dire lorsqu’ils atteignent leur destination finale trois heures ou plus après l’heure d’arrivée initialement prévue par le transporteur aérien. Cependant, un tel retard ne donne pas droit à une indemnisation en faveur des passagers si le transporteur aérien est en mesure de prouver que le retard important est dû à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises, à savoir des circonstances qui échappent à la maîtrise effective du transporteur aérien. »

Une telle interprétation est manifestement extensive, audacieuse et sans doute contra legem – à tel point que les compagnies aériennes persistèrent à refuser toute indemnisation dans les cas de retard. Elles ont été suivies en cela par de nombreuses juridictions des Etats membres qui ont refusé d’appliquer cette nouvelle jurisprudence qui allait au-delà de la lettre du règlement.

La Cour de Justice de l’UE a toutefois nettement confirmé la solution précédemment dégagée (CJUE 23 octobre 2012 C-581/10 et C-629/10 Nelson et al. c/ Deutsche Lufthansa AG et TUI Travel et al. c/ Civil Aviation Authority). Par la suite, la Cour de Justice a même indiqué que sa solution prétorienne contestée et néanmoins confirmée dans l’affaire Nelson, ne méconnaissait pas le principe de séparation des pouvoirs (CJUE 18 avril 2013 ord. C-413/11 German Wings GmbH c. Th Amend). Le débat devait alors être clos une fois pour toute sur l’interprétation créatrice de droit dégagée dans l’affaire Sturgeon…

Pourtant, l’on trouvait encore ci-et-là des poches de résistance.

C’était le cas entre autres du Tribunal de Commerce de Bobigny qui avait refusé de donner effet à la jurisprudence Sturgeon.

En effet, pour refuser de faire droit aux demandes d’indemnisation des passagers, le Tribunal de Commerce de Bobigny en formation collégiale a tenu dans quatre affaires similaires relatives à des retards de vol portées devant lui en 2014, une motivation fort développée… mais vouée à cassation. Le tribunal indique tout d’abord que les décisions européennes invoquées n’avaient que l’autorité de chose interprétée – et non autorité de la chose jugée faute de pouvoir normatif de la CJUE – et qu’elles ne pouvaient alors recevoir application en France compte tenu de l’interdiction des arrêts de règlement en droit français. Il déduisait encore de la lettre du Règlement européen qu’il était suffisamment clair pour être constaté que l’article 6 sur le retard ne faisait pas référence à l’article 7 sur l’indemnisation des passagers. Le tribunal rejetait alors les demandes des passagers de règlement de l’indemnité forfaitaire.

Sur pourvois formés par les passagers, la Cour de Cassation, dans quatre arrêts du même jour, a cassé les jugements ainsi rendus par le Tribunal de commerce de Bobigny (Cass. Civ. 1ère 15 juin 2016 n°15-16356, 15-16357, 15-16358, 15-16359).

Rappelons qu’en 2015, la Cour de Cassation – la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français – avait entériné l’interprétation de la CJUE dans l’affaire Sturgeon en affirmant que les passagers devaient être indemnisés lorsqu’ils atteignaient leur destination finale avec un retard de plus de trois heures à l’arrivée (Cass. Civ. 1ère 15 janvier 2015 n°13-25351).

La haute juridiction rappelle ici avec fermeté la solution jurisprudentielle européenne en précisant de manière lapidaire et sans surprise qu’elle s’impose aux juges nationaux… Elle rejette par la même occasion les demandes de renvoi préjudiciel à la CJUE estimant inutile toute nouvelle interprétation du règlement européen.

Ces quatre arrêts ne seront toutefois pas publiés au bulletin mais mettront certainement un terme aux ultimes résistances des juges du fond en la matière.

Soulignons que la solution prétorienne européenne n’est pas pleinement satisfaisante en l’état actuel, à deux égards.

Le premier tient à des considérations économiques. Si vu individuellement le montant de l’indemnité forfaitaire peut paraître modeste, il représente cependant un coût sachant que cela va s’ajouter à d’autres frais également supportés par les compagnies aériennes (assistance, etc.). C’est pourquoi, sans supprimer le droit à indemnité forfaitaire en cas de retard, il est question d’en encadrer le régime dans une nouvelle proposition de règlement modifiant le Règlement n°261/2004 (proposition n°2013/0072) afin de trouver autant que faire se peut un juste équilibre entre protection des passagers et intérêt économique des compagnies.

Des considérations juridiques sont également à prendre en compte. Il semble en effet que le bénéfice de l’indemnité forfaitaire n’exclut pas le droit à une indemnisation complémentaire. L’indemnité forfaitaire pourrait alors se cumuler avec des dommages et intérêts fondés sur la Convention de Montréal notamment (s’agissant du retard) ainsi que le permet l’article 12 du règlement européen[1]. Mais les conditions de cumul entre ces indemnisations restent en réalité bien imprécises : le montant de l’indemnité forfaitaire se déduit-il des dommages et intérêts, en sorte que le passager est intégralement indemnisé pour son préjudice résultant du retard ou bien s’additionne-t-il auquel cas l’indemnité forfaitaire pourrait passer pour une peine civile indemnisant le passager au-delà du préjudice réellement subi ? A la lecture de l’article 12.1. in fine, le champ est libre à toute interprétation des juges nationaux. Cependant, la nouvelle proposition de règlement évoquée plus haut, dans sa version dernièrement amendée, semblerait plutôt opter pour le cumul.

Si les droits des passagers aériens méritent sans aucun doute une protection, celle-ci ne devrait pas se faire au mépris de la sécurité juridique ni porter atteinte aux intérêts économiques des compagnies aériennes, et en particulier aux compagnies européennes. C’est là tout l’enjeu du nouveau règlement en cours d’adoption : ne pas renoncer aux droits des passagers sans imposer des charges trop lourdes aux compagnies.

[1] Rappelons que l’article 12 du Règlement n’est pas un fondement juridique en soi pour obtenir une indemnité complémentaire (CJUE 13 octobre 2011 C-83/10 Sousa Rodriguez c/ Air France).